Laissons les exégètes s'interroger doctement sur la place que ce roman occupe dans le corpus célinien - avant ou après Guignol's Band. Je préfère m'intéresser à l'écriture. Ce style. Londres est une coulée de lave qui dévale sur cinq cents pages. Un jet continu. Le premier. On voit ici et là quand on connait Céline - son rythme, sa facture, la tournure de son phrasé - les fines modifications qu'il aurait pu apporter en deuxième lecture. Mais c'est aussi important qu'une "chiure d'araignée", aurait-il répliqué.
La matière est là, intense, dense. Elle ne cesse d'alimenter les chapitres à la course dans la nuit glauque ou la brume opaque. Cru, Londres multiplie les voyages souterrains, les orgies absolues. Personne ne se retient car chacun sait que la mort peut frapper au matin. Londres est inouï, plus ébouriffant que Guerre, retrouvé lui aussi et paru en l'état il y a peu. La rythmique stylistique tambourine puis éclate, ramasse et repart, régénérée après chaque paragraphe. Abasourdi, éreinté, le lecteur en redemande. Il est servi.
En lisant ce manuscrit proposé dans son jus, tel quel, on comprend pourquoi et surtout comment "la façon Céline" a pu inspirer en profondeur des auteurs comme Jack Kerouac, Charles Bukowski, William Burroughs, Maurice Pons, Philip Roth, John Kennedy Toole et, plus prosaïquement Michel Audiard et Frédéric Dard. On y trouve la verve célinienne à l'état pur, pas filtrée, sortie directement du fût. Elle percute. Et régulièrement, au bout d'une longue séquence, surgissent d'intenses apophtegmes, pensées pour lui-même qu'il offre à notre réflexion.
Sous la plume volontairement épaisse de Céline, la cité anglaise devient grasse, sale, ivre, repoussante. La trame s'apparente à un vade mecum de la tangente, un précipité de l'art de se faire oublier, un hymne à la lâcheté et à la bassesse. Mais sous la crasse il y a plus d'humanité dans une seule ligne de Londres que dans toutes les oeuvres de nos penseurs de grande surface - Lévy, Findelkraut, Ferry, Onfray - qui ne font que passer et dont il ne restera plus grand-chose d'ici peu.
Londres doit effrayer les bien-pensants propres sur eux : effectivement, c'est un ouvrage qui tache, qui secoue, qui "déchire" dit-on en novlangue. Les sentiments, bons comme mauvais, s'entremêlent. Céline place les mots là où on ne les attend pas. Soulagées de virgules, ses tournures rebondissent et il faut parfois s'y prendre à deux fois pour les attraper. A pleines pages, c'est jouissif.