mardi 9 mai 2023

Humain si inhumain

Il y a déjà quelque temps que je n'avais pas ressenti et apprécié une telle tension dans un thriller à la fois lucide et dérangeant au point de ne pas voir passer les deux heures, assis devant un grand écran. Misanthrope (en version originale : To catch a killer) est de haute facture, alternant intimité, observation et action. D'excellents seconds rôles à foison donnent à cette enquête filmée au plus près de l'humain un relief de proximité palpable. 
Rien n'est jamais stable. Ici, les "méchants" ne sont pas vraiment ceux que l'on croit, sans parler du "vilain", double noir d'un Jack Reacher qui serait incapable de réfréner ses pulsions. La traque, racontée sans pathos, presque froidement, s'avère intense, rebondissante, complexe, servie par des dialogues ciselés, un jeu d'acteur précis, des plans soutenus. Bref, un régal dans le genre policier noir. Un peu de Seven, un zeste de Zodiac, une touche de Prisoniers, les ressorts d'Insomnia...
L'Australien Ben Mendelsohn exprime avec finesse toutes les facettes d'un talent qu'il a grand et ce dès les premiers plans, sans fléchir ensuite. Utilisant le registre de l'outsider, Shailene Woodley (Divergente) monte crescendo minute après minute pour finir par prendre toute la place, au point qu'on demanderait presque immédiatement une suite à ce Misanthrope, subtilement réalisé par l'Argentin Damian Szifron, auteur d'un bijou de comédie noire en six volets - Les nouveaux sauvages - sorti en 2014. 
Entortillé, le scenario envoute, et pour soutenir le sujet, la photo s'enfonce dans les tons sombres. C'est appréciable, la musique nous enveloppe à bonne distance, jamais prégnante, si ce n'est en quelques occasions bienvenues. Essayez, vous trouverez difficilement un défaut dans cet opus que j'ai déjà envie de revoir, où sont aussi traités de nombreux faits implantés dans cette société que nous avons construite et qui - attention aux dérapages - peut nous détruire.

dimanche 2 avril 2023

Livre fontaine à débit modulé

A mi-chemin entre La conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole pour la galerie de personnages picaresques et Le culte du banal de François Jost pour l'analyse - mais au vitriol, celle-ci - de l'art contemporain, ce livre détonne. Mais avant d'en parler, arrêtons-nous sur un pléonasme : l'art est contemporain ou n'est pas. Mieux, si l'oeuvre est d'art, elle dépasse obligatoirement son époque. Sinon c'est une copie, un acte sans création, indigne d’intérêt. Mais, d'un autre côté, si nous paraphrasons Marcel Duchamp, n'est-ce pas l'idée qui prime plutôt que l'objet ?

Dans son dernier ouvrage en date, mon frère Pierre, associé à son ami et complice Hubert, arrache l'écorce qui enveloppe cet univers replié sur lui-même, déchire les codes comme on se saoule dans les vernissages, campe des situations tour à tour drolatiques et pathétiques, parfois les deux en même temps. C'est féroce sans être méchant, et le lecteur perçoit rapidement tout ce qu'il y a de choses vues dans le récit qu'alimentent les auteurs de ce roman-pamphlet. Ils en connaissent un rayon ;  de bicyclette, façon Dada.

Au-delà de situations burlesques qui mériteraient d'être mises en scène par le Grand Magic Circus de Jérôme Savary ou bien filmées par Bertrand Tavernier, Dimensions variables nous parle en creux du rapport de l'artiste à son oeuvre, de l'impact que celle-ci a sur lui. Il inspecte aussi en sous-texte et parfois à gros traits la vacuité et l'authenticité, l'amitié et l'amour, l'exil et la solitude, l'inspiration et l'intuition.

En quatre temps, cette histoire chorale hilarante et caustique aborde avec légèreté de sérieux questionnements, et c'est tout à notre avantage. L'excès est salutaire mais n'exonère pas d'un retour en soi une fois reposé. Quel rapport avons-nous aux œuvres d'art ? Que faire des critiques ? Pour quoi et pour qui créer ? Et qu'en faire ? Sommes-nous seuls au monde, surtout quand nous sommes entourés ? Ne vaut-il pas mieux être mal accompagné que trop ?

Pas si étonnant, Dimensions variables, ce fut aussi une exposition conçue à Villeurbanne durant l'été 2012. Nul doute que les auteurs de cette diatribe comico-métaphysique y auront pensé au moment de crever les bulles de verbiage entortillé puisque, si j'en crois les commissaires de ce déploiement, "rendues à leur abstraction première, ces évaluations et spéculations sollicitent notre besoin de se projeter dans l'univers, d'interroger notre présence au monde, expérience rendue aujourd'hui plus que jamais nécessaire."

Ecrivain, poète, plasticien, éditeur, Pierre Escot a vu son travail de vidéaste exposé, en 2005, au Centre Pompidou. Il est aussi l'auteur de plusieurs ouvrages, d'où émergent Planning (éditions PPT, 2007), Le Carnet Lambert (Art&Fictions, 2015) et Piotr (ISMG, 2021) par leur singularité concernant le fond et le style, la forme et le support.