lundi 18 avril 2016

Cette note

"Elle ne doit pas être là." C'était impossible. A l'époque. On pourrait imaginer qu'il faille attendre un peu, ou très longtemps parfois, pour que ce qu'il y a de plus décalé dans l'œuvre d'un génie trouve place dans l'ordre après l'avoir cherché dans le chaos. Elle est une note, une seule, qui ne correspondait pas au canon de son temps. Placée là où elle l'était, elle produisait un grincement, à en croire le copieur, conseiller technique musical d'une maison d'édition française chargée d'imprimer les symphonies - il s'agit là de la huitième - de Beethoven.

"Elle ne doit pas être là." Alors le cuistre l'a changée pour une autre, cette note. A la place un ajout classique, attendu, convenu, tel qu'expliqué dans le manuel de composition utilisé par le conservatoire supérieur de musique de Paris. Beethoven s'était trompé, voilà tout. Il ne pouvait pas en être autrement. Rien de grave mais quand même, il fallait remettre cette note dans les clous de l'accord afin d'assurer la bonne tonalité. C'est ainsi chez ceux qui savent.

"Elle ne doit pas être là." Devoir. Rendre un devoir. Devoir le rendre. Beethoven ne doit rien à personne, et moins il doit plus ça rend. C'est le propre du génie. Pas besoin d'entendre pour composer, juste imaginer. Ce que les autres ne voient pas. Cette note. Qui est là. Parce qu'elle est là tout change. Une note transforme son époque, la fait avancer, la propulse même. Imaginez ! Une note, une seule, sur une partition de Beethoven, sauvage, raturée, striée. Une note jetée.

Cette note, c'est l'onde gravitationnelle d'une œuvre majeure. Elle nous vient de si loin. Elle est infime, une patte de mouche qui flotte sur un torrent de dentelle. Je pourrais vous préciser où elle s'inscrit, il me suffirait de relire Berlioz décryptant Beethoven. Berlioz était aussi critique musical. C'est lui qui a gueulé pour qu'elle soit restituée à sa juste place, cette note. Un demi-ton, me semble-t-il. C'est à cet infime écart qu'on approche les génies, celui qui compose et celui qui prolonge. Sans Berlioz, sans Liszt aussi, et Wagner, qui le hissèrent haut, nous aurions sans doute perdu le meilleur de Ludwig van. Je me pose cette question sans hausser le ton : quelle note voulons-nous sauver ?

1 commentaire:

André Boeuf a dit…

A la lecture de ce texte, très intéressant, car très profond, en partant d'un détail -on pense à "Psychologie de la vie quotidienne" de S.Freud et ses oublis, erreurs, actes manqués...révélateurs d'un monde intérieur plus ou moins serein, perturbé...- un autre exemple de "remise au carré" fait irruption dans ma tête. C'est Milan Kundera et son obsession de la traduction juste après celle -ratée- d'un de ses premiers livres "La Plaisanterie". Le traducteur trouvant qu'il y avait trop de répétitions, s'était permis de remplacer celles-ci par des synonymes afin de "fluidifier" l'écrit original. Or Kundera avait utilisé sciemment ces répétitions! D'où sa fureur, quelques années plus tard, lorsqu'il découvrit, parlant alors le français, son texte modifié.Et son obsession conséquente des traductions.
Quelle note pouvons nous sauver, demandez-vous? Et quel texte, donc, également? Et quoi d'autre encore de l'origine des choses....? Questions quasi angoissantes, ouvrant une sorte d'abîme devant lequel le vertige me prends.
Avec toutes mes amitiés.
AB