dimanche 27 novembre 2022

Londres by Céline

Souvent, les manuscrits retrouvés ne sont que des brouillons laissés de côté par leur auteur à dessein. Leur place n'est pas toujours dans un rayon de librairie ou de bibliothèque. Je pense au Manuscrits de guerre de Julien Gracq sorti en 2011 des tiroirs. Il méritait d'y rester, appartenant davantage à Louis Poirier. Ce n'est pas le cas de Londres, signé Louis-Ferdinand Céline. Au-delà de l'aventure qui enveloppe son édition - et qui vaut à elle seule un roman dont Thibaudat et Gibault seraient les héros -, qu'il soit offert aux lecteurs est une aubaine.
Laissons les exégètes s'interroger doctement sur la place que ce roman occupe dans le corpus célinien - avant ou après Guignol's Band. Je préfère m'intéresser à l'écriture. Ce style. Londres est une coulée de lave qui dévale sur cinq cents pages. Un jet continu. Le premier. On voit ici et là quand on connait Céline - son rythme, sa facture, la tournure de son phrasé - les fines modifications qu'il aurait pu apporter en deuxième lecture. Mais c'est aussi important qu'une "chiure d'araignée", aurait-il répliqué.
La matière est là, intense, dense. Elle ne cesse d'alimenter les chapitres à la course dans la nuit glauque ou la brume opaque. Cru, Londres multiplie les voyages souterrains, les orgies absolues. Personne ne se retient car chacun sait que la mort peut frapper au matin. Londres est inouï, plus ébouriffant que Guerre, retrouvé lui aussi et paru en l'état il y a peu. La rythmique stylistique tambourine puis éclate, ramasse et repart, régénérée après chaque paragraphe. Abasourdi, éreinté, le lecteur en redemande. Il est servi.
En lisant ce manuscrit proposé dans son jus, tel quel, on comprend pourquoi et surtout comment "la façon Céline" a pu inspirer en profondeur des auteurs comme Jack Kerouac, Charles Bukowski, William Burroughs, Maurice Pons, Philip Roth, John Kennedy Toole et, plus prosaïquement Michel Audiard et Frédéric Dard. On y trouve la verve célinienne à l'état pur, pas filtrée, sortie directement du fût. Elle percute. Et régulièrement, au bout d'une longue séquence, surgissent d'intenses apophtegmes, pensées pour lui-même qu'il offre à notre réflexion.
Sous la plume volontairement épaisse de Céline, la cité anglaise devient grasse, sale, ivre, repoussante. La trame s'apparente à un vade mecum de la tangente, un précipité de l'art de se faire oublier, un hymne à la lâcheté et à la bassesse. Mais sous la crasse il y a plus d'humanité dans une seule ligne de Londres que dans toutes les oeuvres de nos penseurs de grande surface - Lévy, Findelkraut, Ferry, Onfray - qui ne font que passer et dont il ne restera plus grand-chose d'ici peu.
Londres doit effrayer les bien-pensants propres sur eux : effectivement, c'est un ouvrage qui tache, qui secoue, qui "déchire" dit-on en novlangue. Les sentiments, bons comme mauvais, s'entremêlent. Céline place les mots là où on ne les attend pas. Soulagées de virgules, ses tournures rebondissent et il faut parfois s'y prendre à deux fois pour les attraper. A pleines pages, c'est jouissif.

6 commentaires:

André Bœuf a dit…

Cà donne envie de lire.

richard escot a dit…

Tu me diras...

André Bœuf a dit…

"Cà donne envie de lire"...
Pour dire que TON commentaire donne envie de lire. Mais ne veut pas dire que je lirais ces derniers Céline. J'ai presque tout lu et n'ai pas vraiment envie d'y replonger. Un peu comme les livres sur la seconde guerre mondiale et les camps en particulier....Les nouvelles analyses et découvertes, comme on parle des secondes et troisièmes générations liées à l'immigration, ne m'intéressent plus vraiment. J'ai fait mon temps dans ces domaines. Ma pensée et ma curiosité ne sont pas absolument figées, mais l'exhaustivité d'une part et l'exégèse d'autre part ne me concernent pas vraiment.

En tout cas, encore une fois, bravo pour ta présentation de "Londres".

richard escot a dit…

Merci
Mais Guerre et Londres sont assez uniques. C'est du pur Celine. Brut de decoffrage. ça mérite

richard escot a dit…

Visiblement, peu de blogeurs ici ont lu le dernier Céline

richard escot a dit…

Extrait de Voyage au bout de la nuit, tellement d'actualité. Pas une ride.
"Nous ne changeons pas ! Ni de chaussettes, ni de maîtres, ni d'opinions, ou bien si tard que ça n'en vaut plus la peine (...) On est nous les mignons du Roi Misère. C'est lui qui nous possède ! Quand on est pas sages, il serre... On a ses doigts autour du cou, toujours, ça gêne pour parler, faut faire attention si on tient à pouvoir manger... Pour des riens, il vous étrangle... C'est pas une vie..."